Noël Triste

 »  In natale Salvatoris,
Angelorum nostra choris
Succinat conditio :
Harmonia diversorum,
Sed in unum redactorum
Dulcis est connexio.

Adam de Saint Victor.

 

Livides, par les sentes défleuries, les froids dévalent des montagnes – comme un ost de loups blancs au pelage de frimas. Les feuilles oubliées par les aquilons frissonnent – papillons roux – au faîte des arbres assoupis. A travers les campagnes où la glèbe dure crie sous les pas, où, sur les chaumes passementés de givre piaillent, les agaces en demi deuil, le bonhomme Noël sonne les trompes de l’Advent. Sur le velour tanné des herbes mortes, la neige étend ses froides pannes – royales et tristes dans leur impérieuse blancheur.

L’arc à l’épaule et le croissant au front, Luna transperce de sagettes d’or les moutonnantes nuées et, de ses cornes obnubilées, irise l’argent bleu des étangs.

Les flocons imminents où saignent des lueurs pourpres épaississent l’horizon de teintes mornes et mates : gris turquin, rose tendre et – bordant les coteaux – des verts de turquoise malade, d’émeraude assombrie.

L’azur entier semble un écu géant où les noirs barons de l’hiver inscrivent leurs hautaines armoiries, où les fasces de gueules et les chevrons de sinople s’élargissent cantonnés d’étoiles boréales, accostés d’oiseaux migrateurs.

Noël ! Noël ! Dans l’étables aux colonnes fuselées, repose en son berceau l’enfant sauveur. A genoux, Madame sa mère prélude au baise-main des Rois, tandis que Joseph introduit l’ambassade barbaresque auprès du nouveau-né. Graves, sous leurs turbans étoilés de sardoine, avec des paroles de bienvenue coulant de leurs barbes embaumées, les princes d’Orient apportent au Dauphin du Ciel des présents d’alliance et d’éternelle soumission.

Noël ! Noël ! Un ange a réveillé les pastours sous leurs tentes de peaux. Les humbles communieront, ce soir, de la Bonne Nouvelle. Noël ! Noël à tous et joyeux Advent ! Par les routes sonores, – des hameaux et des hauts lieux – s’empressent les laboureurs et les bergers. Noël ! Noël ! L’astre unique verse au firmament la lumière et la paix – ici bas – aux cœurs de bonne volonté.

Noël ! Noël ! Des chœurs d’enfants et la voix des orgues, par les ogives noires où tremblottent des points d’or. Au loin, sous la mitre coruscante, l’Évêque sénile et pieux, les officiants aux lourdes chasubles, les préchantes vêtues de lin. Les séquences aux douces rimes barbares, les antiennes et les répons, comme de soyeux oiseaux de nuit, voltigent dans l’église embrumée d’encens. Les Cieux se sont ouverts et, radiant le feu vermeil des gloires, la tige de Jessé fleurit d’impérissables fleurs.

Noël ! Noël ! Et toi, si navrée, toi déserte en ton orgueil, ô mon âme, bois encore – s’il se peut – un calice d’oubli. La chambre tiède est fleurie de jacinthes et de cyclamens. Réchauffe à leurs haleines tes souvenirs mourants. Au flamboiement des houilles sanglanté, évoque, pour l’adieu, ces ombres de promises et, sous le soleil des étés perdus, les étreintes nuptiales des vingt ans !  »

Laurent Tailhade, « Noël triste », version parue dans Le Décadent n° 26, 1er-15 janvier 1889 (publié initialement dans Lutèce, 24 août 1884, puis en recueil dans « Bagnères-Thermal », « Poèmes élégiaques » et « Terre latine »).

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