»Mon cher ami
Je vous écris rue des Sts Pères, craignant que vous ne soyez plus au bord de la mer, je suis un peu honteux de ne pas vous avoir encore écrit un mot depuis votre départ, je me le reproche tous les jours ; j’espère que vous me savez assez flemmard pour ne pas croire à de l’indifférence ; et puis le changement d’air doit vous faire voir les choses d’un œil indulgent. Je ne puis pourtant pas me dire absorbé par de nombreuses occupations. Bonnard m’a quitté, il y a une dizaine de jours et je me trouve tout seul avec ma famille à Paris. Les projets vagues que je faisais d’aller un peu au dehors sont irréalisables, Huc ne m’ayant envoyé que la moitié de la somme sur laquelle je comptais ; et même cette raison ne serait-elle pas, je commence à me retrouver bien à Paris comme les années précédentes et je ne sais pas si je gagnerais au change pour le moment du moins. Je me suis remis un peu au travail depuis deux ou trois jours, mais ne sais comment m’y prendre pour sortir ce que j’ai en tête, assez désordonné du reste, je suis navré de voir que dès que je me remets au travail je reprends les manies précédentes et ne fais aucun ou très peu d’effort pour sortir ce que j’entrevois quand je ne fais rien.
Bienheureuse flemme, pourquoi n’a-t-on pas des rentes, et beaucoup de temps devant soi avec l’illusion d’un travail raisonnable au bout. Somme toute, je vais bien, à part de petit déboire du moment, j’ai eu un bon moment de tranquillité et j’ai encore un peu de temps devant moi, mais j’ai peur de l’hiver, j’ai peur de penser à ce qui pourrait me déranger de mes petites manies, j’ai peur de tout le monde.
Par exemple quand il fait par trop laid, je redeviens assez facilement grognon, ce qui arrive souvent, mais cela ne va pas trop loin. (…) »
(Lettre de Vuillard, in « Félix Vallotton, documents pour une biographie et pour l’histoire d’une œuvre, T. 1 – 1884-1889 », La Bibliothèque des arts, Lausanne-Paris, 1973).